Les haches polies, témoins des sociétés néolithiques

Un phénomène comme celui de la diffusion des haches polies au Néolithique peut s’analyser sous plusieurs angles :

– Une approche économique où les haches font l’objet d’échanges comme pour d’autres biens (les céréales, le sel, les animaux d’élevage…)

– Une analyse des fonctionnements sociaux où les haches polies vont faire l’objet de dons et contre-dons pour marquer une alliance en élite, pour solder le paiement d’une dette entre deux parties ou encore pour offrir un cadeau afin de marquer un assujettissement…

– L’identification des représentations idéelles qui se cachent derrière ce phénomène et qui fondent véritablement les sociétés, selon des systèmes religieux d’explication du monde.

L’objet de ce billet est d’aborder ces hypothèses de représentations idéelles. Mais définissons d’abord ce que sont la religion, les rituels et les mythes associés.

Religions, rituels et mythes.

Alain Testart définit la religion comme « un ensemble organisé de rites et de croyances qui suppose la reconnaissance d’un principe spécifique d’efficacité qui structure sa vision du monde et en même temps donne un sens à ses rites ». La religion concerne donc le rapport de l’homme à l’ordre du divin ou d’une réalité supérieure qui va se concrétiser sous la forme de règles de vie, de croyances ou de pratiques rituelles propres à une communauté. Une pratique funéraire peut donc s’apparenter à une pratique rituelle et religieuse.

Là où ça se complique, c’est que le rituel peut être aussi ne pas être religieux. Vous avez des rituels d’ordre social comme le rite de passage dans une communauté, des rituels civiques comme la pierre de fondation d’un nouveau bâtiment ou même des rituels « magiques » (on dit « Apotropaïques ») comme la pincée de sel jetée par-dessus l’épaule pour se prémunir du mauvais sort ou la pose des cadenas sur les ponts de Paris.

Le plus important à comprendre est que dans les sociétés traditionnelles, l’opposition entre le réel et le surnaturel n’a aucun sens. Avoir recourt à un chamane pour se concilier les esprits en vue de bonnes récoltes ne diffère en rien de l’intervention d’un ingénieur agronome qu’on solliciterait aujourd’hui pour améliorer ses rendements. L’efficacité du rituel est acquise et ne se questionne pas et le rite va traiter concrètement des questions qui ne sont pas que symboliques.

La question du mythe est un peu différente et c’est Jean-Loïc Le Quellec qui nous l’explique le mieux. Pour simplifier il nous dit que si la science explique les choses, c’est le mythe qui va en dévoiler le sens au travers d’histoires qui vont donner du sens au réel. Il faut juste que le mythe soit une histoire d’une certaine importance, qui touche à autre chose que la simple vie quotidienne.

Prenons la mort. Il existe des dizaines de mythes et d’histoires qui racontent la mort qui la justifient dans notre monde et qui donnent un sens à la mort pour la rendre plus supportable à ceux qui restent. Car le mythe, c’est la réponse simple à des questions fondamentales : Pourquoi la mort ? Pourquoi vit-on ? Pourquoi est-on là ? Est-ce que le monde a été créé ?…

Un bouquin indispensable sur la question

Le chercheur s’est intéressé aux mythes de création du Monde et il en a répertorié 1357 à travers toutes les cultures. Pourquoi ces mythes en particulier ? Parce que ces mythes qui explique l’origine des humains sont propres à des cultures très homogènes (Toutes les personnes d’une même communauté y croient mais pas les membres de la communauté d’à côté) et qu’ils sont beaucoup plus résistants dans le temps car ils sont très ancrés. Il en ressort quelques « grands mythes » qui peuvent être communs à toutes une série de cultures pourtant bien différentes. C’est le cas pour « l’émergence primordiale » où les hommes sont sortis d’un trou dans la terre (mythe présent chez les aborigènes en Australie, chez les indiens de l’Ouest américain ou encore en Corée).

Reste à savoir si on peut transférer ces mythes et ces rituels à nos amateurs de haches polies du néolithique Européen…

Les mythes de Papouasie

La Préhistoire est une société sans écriture et de tradition orale. Il est donc difficile d’identifier les mythes de ces sociétés. Mais Anne-Marie et Pierre Petrequin ont passé des années à partager la vie des tribus de Papouasie Nouvelle Guinée et là-bas, les mythes sont bien ancrés. 

Dans les Hautes Terres de l’Irian Jaya indonésien, les mythes racontent qu’à l’origine des temps, une créature (le « Porc Primordial » ou la « Femme Originelle ») a suivi un chemin d’Est en Ouest sous la surface de la terre, tout en émergeant de temps à autre pour distribuer ses bienfaits aux hommes. A chaque point d’émergence (un bloc, une cascade, un rapide), on a construit une maison sacrée où se déroulent les initiations masculines et qui contient les filets sacrés pour contrôler l’arrivée des richesses et la marche du monde.

Sur la côte septentrionale, dans la culture Sentani, des blocs de pierre isolés ou certains marais sont interprétés comme les « portes du monde ». Ils constituaient l’accès aux richesses prodiguées par ces « Créatures primordiales » comme la hache de pierre, le gibier, les poissons ou encore l’argile et les outils de potier. Dans ces lieux privilégiés, les chamanes venaient intercéder auprès de « Créatures surnaturelles » (les « Propriétaires de la Terre ») qui étaient les premiers occupants du sol et qui avaient autrefois été tuées par les hommes. Leur sang ou les os ont donné cette argile ou ces roches à travailler pour en faire des lames de haches ou les poteries.

On ne peut s’empêcher de rapprocher ces mythes aux circonstances de découvertes des longues haches de l’Europe du Néolithique. Si l’on exclue les dépôts de lames des tombes royales du Morbihan, les grandes lames en jade sont toujours retrouvées en dehors des zones d’habitations. Et on observe que les dépôts de lames sont très souvent à proximité de points d’eau (sources et marais), de gros blocs de pierre et menhirs ou d’abris rocheux et autres fissures dans la roche.

La valeur sociale du Jade

La nature même du jade, un matériau très tenace et inaltérable, est associée à une valeur sociale particulière et peut porter un certain nombre de mythe dans de nombreuses cultures.

En Chine, les plus anciens objets en néphrite font leur apparition dans les tombes les plus riches dès le Ve millénaire avant notre ère. Dans une société inégalitaire dominée par un Empereur, le jade-néphrite représentait l’éternité, l’immortalité et la jeunesse. Le caractère chinois représentant le jade associe d’ailleurs 5 traits qui correspondent à l’Empereur, le Ciel (en haut) et la Terre (en bas).

Hache Taino et pendentif tiki de Nouvelle-Zélande

Dans les cultures de Méso-Amérique, les objets en jade ont circulé sur des distances de 2 000 kilomètres, pour alimenter des ateliers de parures destinées à la classe dominante comme des masques représentant des divinités ou des objets consacrés regroupés en dépôts lors de la fondation des sanctuaires. L’association entre les offrandes de haches en jade, l’Eau sacrée et la Montagne est très commune dans ces sociétés et chez les Aztèques, le dieu de la foudre et de la pluie, est représenté avec 3 attributs : le serpent (l’éclair), la hache (la foudre) et une jarre (l’eau, la pluie).

A travers ces quelques exemples, on voit que le matériau Jade est porteur d’une valeur sociale particulière qu’on peut (peut-être) rapprocher de la pensée des néolithiques européens. Surtout quand on se rappelle que les jades vont être recherchés pendant près de 3000 ans !

Quelques parallèles avec l’Europe du Néolithique

Dans les Hautes Terres de Nouvelle-Guinée, les « ye-yao » participaient aux paiements compensatoires, pour les mariages ou le versement du prix du sang. Certains de ces objets-signes ont même été détournés et transformés en objets sacrés destinés à abriter la force d’un ancêtre. Le parallèle est tout trouvé avec les haches-pendeloques en jade qui sont souvent d’anciennes lames de haches reprises et diminuées pour en faire un pendentif. Ces objets se retrouvent souvent en contexte funéraire, y compris au Néolithique Récent, mais l’analyse de la perforation montre qu’ils ont été portés pendant très longtemps. On peut donc penser à un pendentif très personnel qui aurait accompagné un individu pendant toute sa vie et qui aurait pu « porter » la force d’une lignée d’ancêtres. C’est le cas aussi pour les pendentifs arciformes en schiste.

Ye-yao de Papouasie

Dans de nombreuses cultures (Méso-Amérique, Nouvelle-Guinée, Nouvelle-Zélande…) la hache en jade est utilisée comme objet-signe dans les rapports sociaux. Ces objets rares sont utilisés pour verser des paiements compensatoires, pour rééquilibrer des rapports sociaux, pour sceller des alliances entre élites, pour afficher les statuts et les grades sociaux, pour intercéder auprès des Puissances surnaturelles ou encore pour offrir et consacrer aux Dieux. Il y a un véritable continuum qui débute avec un outil fonctionnel réservé aux hommes pour ouvrir la forêt qui se transforme en objet-signe. Je ne vois pas de raison qui empêcherait de croire que l’Europe du Néolithique ait échappé à ces pratiques et rituels sociaux. D’autant que là aussi, la nature des dépôts dans des endroits particuliers du paysage (marais, sources, blocs de pierre, cols de montagne…) semble confirmer cette hypothèse de dépôts rituels.

Pendeloque en éclogite alpine

La nature même de l’objet renforce cette conviction. La lame de hache est l’outil du paysan qui pratique une agriculture en forêt, elle est l’outil réservé aux hommes qui peut se transformer en armes dans les conflits. Associée depuis toujours au tonnerre et à la foudre et déposées dans certains lieux, la hache fait le lien entre le Ciel d’un côté, la Terre et l’Eau de l’autre. On comprend que les élites aient cherché à contrôler ces lames de haches pour fonder leur pouvoir sur des pratiques magiques, des rituels religieux, des mythes et le sacré…

Retour au Mont Viso

Dans toute l’Europe, il n’a été identifié que 2 gites de jade-jadéite (pour l’instant) : Le mont Viso et dans une moindre mesure les contours du Mont Begua du coté de Gènes. La rareté des gites renforce donc la valeur sociale de ces objets, tout comme la puissance des mythes associés.

Le Mont Viso est la montagne la plus haute des Alpes du Sud et les carrières se trouvent à des altitudes comprises entre 1700 et 2400 mètres. Le froid et l’érosion sont important et les carrières ne peuvent être exploitées que l’été. Entre chaque campagne, l’érosion peut faire apparaitre de nouvelles roches sur les gites comme dans les dépôts secondaires des ruisseaux. Là aussi on peut faire le parallèle avec les « substances corporelles d’une créature primordiale » déjà vues pour les cultures de Papouasie.

Le Mont Viso

Il faut aussi souligner que le Mont Viso est la source du fleuve Pô. Que penser d’une haute montagne qui « produit » chaque année des roches « magiques » mais aussi des torrents d’eau indispensables aux paysans du Néolithique pour assurer leurs récoltes et leur survie d’une année sur l’autre. J’ai toujours pensé que cette association Montagne + Torrents devait paraître extraordinaire pour nos ancêtres (et même encore aujourd’hui). Enfin, la haute montagne est aussi un endroit où les orages et la foudre peuvent être impressionnant, surtout si on croit que cette foudre peut engendrer les roches « magiques ». Dans le Mercantour, les nombreuses gravures du Mont Bégo (rien à voir avec le Viso) sont d’ailleurs associées par les préhistoriens aux orages violents qui sont fréquents sur la zone.

En synthèse

La hache polie est donc un objet qui est bien plus qu’un outil fonctionnel. Son origine, sa matière inaltérable, ses dépôts dans certains endroits ou dans les tombes les plus riches du Néolithique en font un objet-signe à part. Et c’est sans évoquer ces échanges à longue distance (plusieurs milliers de kilomètres), sa relative rareté, ses processus de sélection d’une culture à l’autre, la permanence de son symbole sur près de 3000 ans, ses rituels de destruction (cassure, brulures…), ses associations avec d’autres objets rares (la variscite espagnole par exemple), la taille de certaines lames, bien au-delà d’un usage fonctionnel, la nature de certains de ces dépôts (déposées par paire ou plantées le tranchant vers le haut…) et les nombreuses gravures présentent dans les sites mégalithiques, y compris les plus anciens comme à Gavrinis (Morbihan)… Voilà peut-être pourquoi ces objets nous fascinent toujours aujourd’hui !

Les lames de haches à Gavrinis (Morbihan)

Pour en savoir plus :

https://www.academia.edu/10989942/DEs_choses_sacr%C3%A9es_fonctions_id%C3%A9elles_des_jades_alpins_en_Europe_occidentale_Jade_2012_FRENCH_and_ENGLISH

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